Est-ce qu’un robot peut être un artiste ?

Si des robots, ou autres programmes informatiques, arrivent à créer de l’art que consomment les êtres humains, peut-on dire que ces robots sont des artistes ? Voyons en quoi ce problème en apparence anodin, questionne en fait la nature de l’art, de la créativité humaine, de la mort de l’auteur et de l’esthétique de la réception. Rien que ça !

Imaginons un scénario purement hypothétique, comme ça on a pas besoin de limiter notre fantaisie par ce machin réducteur qu’on appelle communément la « réalité » :

Dans un futur proche, vous possédez un programme informatique sur-puissant qui, comme tout bon esclave robotique, n’attend rien de plus que vos instructions. Sur un coup de tête, vous demandez au programme d’écouter l’intégralité de la musique classique qui a été produite dans l’Histoire humaine, puis d’analyser comment fonctionne cet art (en simplifiant les éléments constitutifs des morceaux pour les comprendre, et en analyser les points communs et les différences). Vous faites ceci avec le but ultime de demander à la machine de créer ses propres morceaux de musique originaux, en recombinant tout ce qu’elle a appris durant ses analyses, juste pour voir ce que ça va donner.

Une fois les instructions programmées, vous appuyez sur « enter » sur votre Apple I-Watch 5GS²n et votre bot produit, à la surprise générale, une composition sublime de piano qui ressemble à celles des plus grands maitres de l’Histoire de la musique.
Bravo ! Vous venez de foutre en rogne une grande partie des philosophes du futur.

En effet, la création musicale de votre ordinateur nous amène à poser une question fondamentale : Est-ce qu’il s’agit vraiment d’art ?

Peut-on vraiment affirmer que votre programme informatique, qui ne faisait que suivre des algorithmes complexes sans la moindre conscience, sensibilité, réflexion ou humanité, a réussit à créer une œuvre comparable à celles des plus grands artistes humains ayant vécu, qui eux créaient grâce à leur génie, leur vécu, leurs émotions, leur inventivité ou leur désir d’impressionner de potentiels partenaires sexuels  ?
Ou alors est-ce qu’une telle œuvre est impossible ? Est-ce que la situation hypothétique décrite ci-dessus sera pour toujours fictive, car jamais, au grand jamais, un robot n’arrivera à imiter la créativité purement humaine ?

C’est mal parti.

Et bien, si vous êtes d’accord avec l’opinion précédente, je suis au regret de vous informer que vous avez complètement tort (mais je vous aime bien quand même).
Comment je le sais ?

Car la situation hypothétique introduite plus haut n’est en fait pas une fiction, mais bien une réalité concrète, sans la moindre exagération. Je n’ai fait que décrire le fonctionnement de Emily Howell, un programme informatique qui a déjà sorti deux albums en 2010 et 2012, sur lesquels on trouve ses compositions individuelles et originales.
Est-ce que ce programme crée par David Cope arrive à rivaliser avec la musique humaine ? Je vous laisse juger avec ce morceau issu de son premier album, From Darkness, Light :

Du coup, je repose la question aux philosophes du présent (vous) : Est-ce qu’il s’agit vraiment d’art ?

De vraies œuvres, de vrais artistes ?

Tout d’abord, soyons bien d’accord sur une chose importante à comprendre pour notre discussion : la musique d’Emily Howell est véritablement originale.
C’est-à-dire qu’il serait facile de s’imaginer que cette artiste-robot (art-bot ?) n’est pas réellement en train de créer une œuvre nouvelle, mais plutôt qu’elle imite des productions qui existent déjà ou qu’elle ne fait que suivre des algorithmes – créés par des humains – qui ont un but prédéfini, ce qui signifierait que cette composition serait, comme l’art sur internet ou Dark Vador, essentiellement humaine même si assistée par des éléments informatiques et robotiques. Un peu comme les automates qui ont été adoptés dans les usines : ils sont programmés pour accomplir une seule et unique tâche que faisait jadis un primate imberbe, mais strictement rien d’autre.

Doués, certes, mais pas créatifs.

Mais Emily, tout comme d’autres art-bots tels que Quill pour l’écriture narrative, The Painting Fool et BNJMN pour la peinture, ou Racter pour la poésie (ou mon lave-linge pour la musique hard-tech industrielle) sont capables de générer des créations qui dépassent les simples intentions des programmeurs. C’est-à-dire que leurs productions sont totalement nouvelles et imprévisibles, et ce car ils recombinent un nombre incalculable de données élémentaires qu’ils ont préalablement analysé et comparé de manière sémantique.
Nous parlons donc réellement de robots créatifs ici, qui – de manière à peu près similaire à nous – consomment des œuvres, cherchent à les comprendre, puis synthétisent leurs conceptions en créant des productions inédites et originales à partir de ces influences… pour finalement se faire cracher dessus par la critique.

Et si vous n’avez pas déjà suffisamment l’impression de vivre dans le futur, considérez ceci : il est impossible de faire la différence entre les œuvres de ces bots créatifs et les œuvres humaines. Même les plus grands experts de la musique classique n’ont pas réussit à différencier les compositions d’Emily de celles de Johann Sebastian Bach. En sachant en plus qu’Emily peut créer plusieurs milliers de compositions dans le même temps qu’il fallait à Bach pour s’habiller.
Ceci signifie que cette artiste artificielle a techniquement passé le célèbre test de Turing [1] : si ses créations sont indifférenciables de celles d’un être humain, pourquoi ne pourrions-nous pas les considérer comme humaines, issues d’une conscience réelle ?

Êtes-vous capable de deviner laquelle de ces deux peintures est l’œuvre d’un robot ? (3)

Les raisons de la création

« NAWAK !« , répondez-vous à l’affirmation précédente. « Ce n’est pas car un bot est capable de créer des œuvres qui ressemblent à celles d’êtres humains qu’on peut tout d’un coup affirmer que les machines ont des consciences, espèce de trou de fesses intello-pédant ! »

Effectivement, nous sommes tous conscient que l’art est, et devrait être, une forme d’expression de la condition humaine : l’expression par des formes artistiques d’une idée, d’une esthétique, d’une émotion, d’un message social ou, plus simplement, de l’envie de faire rire, pleurer, enrager, réfléchir divertir ou effrayer un public d’êtres humains. Le plus souvent tout ça en même temps, voire beaucoup, beaucoup, plus.

Mais comment est-ce qu’un bot peut véritablement exprimer tout ça dans son art ? Après tout, ils ne font que suivre une série d’instructions (qui sont certes tellement complexes qu’elles peuvent générer des œuvres originales) sans la moindre émotion, impulsion, passion ou intuition humaine. Bref, nos trucs irrationnels emmerdants.
Comme dans cet extrait de Star Trek : The Next Generation, où l’androïde Data récite un poème qu’il a écrit pour son chat (appelé Spot). Un poème descriptif, logique et plat, sans la moindre beauté ou émotion typique d’un poème humain, qui ne cause ainsi aucun effet sur son public, sauf l’envie de partir vivre dans l’univers de Star Wars, où ils ont l’air de vachement plus s’amuser :

 

Donc même si on peut longuement discuter de la valeur artistique de l’art fait par des artistes artificiels (et des motards avares de renards bâtards), une chose est sûre : on ne peut pas trouver de l’intelligence, de la sensibilité et de l’inventivité réelles dans leurs œuvres. Ces machines ne produisent que l’approximation de l’art humain, mais ne pourrons jamais le produire d’eux-même car ils n’ont pas d’humanité. Ou du moins, pas encore.

C’est aussi simple que ça.

Ce n’est pas aussi simple que ça

C’est bien beau de dire que les art-bots ne peuvent pas atteindre la nature purement humaine de la créativité, mais en fait, c’est quoi exactement la créativité humaine ?

Et bien là mes p’tits amis nous avons un problème : notre compréhension psycho-neurologique de la créativité est – pour le moment – extrêmement floue, limitée et il n’existe encore aucun vrai consensus théorique sur le pourquoi du comment de la création, d’un point de vue scientifique. Nous avons beaucoup de données empiriques, certes. Nous savons tous à peu près comment la créativité s’exprime au quotidien, certes. Mais nous n’avons encore aucune interprétation pleinement satisfaisante et prouvée de ces facteurs. Ce qui est typique chez les chercheurs en psychologie, cette bande de fainéants.

Du coup, même s’il n’est pas faux d’affirmer que la créativité des bots n’a aucun rapport avec celles des êtres humains, il ne faut pas ignorer le fait que nous ne comprenons pas encore rigoureusement pourquoi ce n’est pas la même chose.
C’est comme lorsque l’on parle de la conscience : il est naturel de s’imaginer que l’humanité possède des propriétés qui lui sont inhérentes et que des tas de ferraille ne pourront jamais atteindre. Cependant, plus on s’intéresse au problème, plus il est difficile de justifier pourquoi ; le cerveau humain n’est qu’une machine biologique complexe après tout (la plus complexe même). La créativité et la conscience ne sont pas des super-pouvoirs magico-mystiques : elles émergent de processus matériels.

Voilà à quoi ressemble votre cerveau quand vous réfléchissez à votre cerveau. (5)

En parlant d’une notion purement humaine que l’on pense tous connaitre mais qui s’avère être monstrueusement complexe quand on s’y intéresse en détail académiquement : L’ART.
(et non, pas le twerk)

Nous avons déjà expliqué dans notre article Une montagne russe peut-elle être une œuvre d’art ?  qu’aujourd’hui la notion d’art n’est, paradoxalement, que très peu employée dans les études artistiques, sauf quand les universitaires ont besoin d’un synonyme pour des termes comme « productions », « œuvres », « esthétique », « technique » ou « j’espère impressionner mon directeur de mémoire ».
En effet, comme la créativité, quand nous nous intéressons à ce concept en profondeur (à l’aide des démarches rigoureuses imposées aux chercheurs universitaires) nous réalisons qu’en général quand nous parlons d’art, nous parlons en fait d’idées reçues (au pire) et de constructions socio-culturelles (au mieux), qui ne correspondent pas à un objet réel et distinctif. Il n’existe tout simplement pas de définition précise ou utile de ce qu’est l’art qui s’appliquerait à toute l’humanité : la notion d’art change en fonction de ceux qui l’utilisent, et personne n’a définitivement raison [2].
L’art n’est pas une réalité objective.

Et certains artistes en sont fortement conscients. (6)

Donc maintenant que nous sommes incertains de ce qu’est la nature humaine de la créativité et de l’art (de rien), que penser de l’art des robots ?

Mort de l’auteur et esthétique de la réception

Le problème que nous avons pour le moment est que nous parlons des œuvres d’art comme étant des objets indépendants : des créations fixes d’une entité (qu’elle soit humaine ou robotique), qui ont une nature inhérente. Voilà pourquoi nous avons attaché autant d’importance à la question de l’humanité du créateur et à la raison d’être des productions. Mais nous sommes en train d’oublier le facteur le plus important quand on parle d’art, sans quoi il n’existerait pas, et qui va nous permettre de résoudre une grande partie des problématiques, le saint-graal des études artistiques : le public.

Rappelez-vous des deux peintures de tout à l’heure : vous pensiez que c’était laquelle qui était créée par un art-bot ? Celle de droite ou de gauche ? Pourquoi ça ?